Les grands défis de l’innovation publique

« Dans le public, je ne me demande pas tous les 6 mois si mon job est utile. »

Aujourd’hui nous allons à la rencontre de Lina Bennis, responsable de mission Innovation, Transversalité et Communication Interne au sein de la Métropole du Grand Nancy. Dans cette interview, elle nous fait découvrir son métier et nous parle des sujets qui l’animent : démocratie participative, inclusion numérique, capacité à innover…

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Innover dans un monde fluctuant

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Les grandes lignes de votre parcours ?

Diplômée d’une école d’ingénieurs à Nancy (ENSGSI), j’ai bénéficié d’une formation scientifique complétée par une spécialisation en management de l’innovation et des projets complexes. J’ai débuté ma carrière en tant que responsable outils dans le secteur des médias et de la publicité. Un événement personnel m’a ensuite poussée à réfléchir au sens et à l’utilité de mes missions. Je me suis interrogée sur la cause à laquelle je souhaitais réellement consacrer mon énergie, mon temps et mes compétences. C’est ainsi que j’ai choisi de rejoindre la fonction publique.

J’ai ainsi eu l’opportunité d’intégrer la Ville de Nancy sur un poste dédié au management de l’innovation. L’enjeu, à l’époque, consistait à faire évoluer une démarche de qualité vers une dynamique d’innovation. Une mission stimulante, qui m’a permis de tisser des liens avec le monde de la recherche et d’explorer de nouvelles manières de penser l’action publique.

Votre job en quelques mots ?

Aujourd’hui, je pilote une mission centrée sur l’accompagnement aux changements, au sens large. Elle vise à apporter un appui managérial, méthodologique et stratégique à l’ensemble des agents des trois collectivités : la Ville et le CCAS de Nancy ainsi que la Métropole du Grand Nancy.

Dans ce cadre, je suis chargée de l’élaboration de certains documents de stratégies internes, comme la conception et l’animation du projet d’administration ou la rédaction du pacte usager. J’accompagne également les projets organisationnels comme la mutualisation des fonctions ressources, coordonne la communication interne, et supervise la gestion de la relation citoyenne pour la métropole à travers notamment l’animation et le développement de notre portail de formulaires en ligne.

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Pourquoi le service public ?

J’ai choisi de réorienter ma carrière pour ne plus avoir à me demander, tous les six mois, si mon métier est réellement utile et en accord avec mes valeurs. M’éloigner d’un secteur où la recherche du profit prime m’a profondément apaisée. Bien sûr, la fonction publique reste perfectible à bien des égards, mais sur la question du sens, je n’ai aucun doute : c’est ici que je me sens alignée. C’est dans ce cadre que je suis certaine de contribuer concrètement et positivement à la société.

Les grands défis de l’innovation publique ?

Comme dans tout secteur, l’innovation publique a connu ses tendances. Longtemps, l’accent a été mis successivement sur l’intelligence collective, le design, puis la coopération. Aujourd’hui, une nouvelle étape s’impose : celle de l’adaptation à un environnement en perpétuelle crise.

L’enjeu majeur, à mes yeux, est désormais d’intégrer pleinement la dimension systémique des défis auxquels les pouvoirs publics sont confrontés pour concevoir et déployer leurs politiques. Nous restons encore trop ancrés dans une logique de “un problème / une solution”, une approche court-termiste qui ne correspond plus à la complexité des grands enjeux contemporains. Il est temps de changer de posture pour construire des réponses transversales et durables. 

Quelles transformations émergent avec le numérique ?

Comme de nombreuses collectivités, nous travaillons actuellement à l’intégration de l’intelligence artificielle dans nos services publics. Nous abordons cette transformation en partant du principe que l’IA représente une opportunité, notamment en matière de continuité de service et de traitement des volumes croissants d’informations.

Dans ce cadre, nous expérimentons l’usage de chatbots capables de fournir un premier niveau de réponse aux usagers, en appui à nos agents d’accueil. L’objectif est double : améliorer la réactivité des services tout en préservant la qualité et surtout l’humanité de la relation avec les usagers.

Par ailleurs, comme pour toute innovation liée à la donnée, nous restons particulièrement vigilants à la fiabilité des sources d’information, à la transparence des algorithmes utilisés et aux enjeux éthiques sous-jacents.

Nous intégrons également dans notre réflexion la question de la fracture numérique, afin de ne laisser personne de côté, qu’il s’agisse des usagers les plus éloignés du numérique ou de nos propres agents, qui doivent pouvoir s’approprier ces nouveaux outils avec confiance. Cette démarche passe par l’accompagnement, la formation et l’écoute active des besoins du terrain.

Un projet dont vous êtes fière ?

Je pense notamment au travail que nous menons en partenariat avec l’Université de Lorraine sur la capacité à innover des organisations publiques. Depuis 2019, nous animons un groupe de travail national, en lien avec l’Observatoire Territoria, avec lequel nous avons co-développé un outil d’auto-diagnostic des pratiques professionnelles favorisant l’innovation.

Cet outil offre une lecture à 360° des leviers (méthodes, postures, outils)  mobilisables pour encourager l’innovation au sein des institutions. Il ne s’agit pas d’un simple référentiel, mais d’un véritable dispositif de réflexion stratégique permettant aux organisations publiques d’évaluer leur maturité, d’identifier leurs points d’appui et de mieux orienter leurs efforts de transformation.

Nous œuvrons aujourd’hui à diffuser largement cet outil, afin d’accompagner les institutions qui souhaitent franchir un nouveau palier en matière d’innovation publique. L’objectif est de leur fournir une clé de lecture commune et opérationnelle pour activer pleinement leurs ressources internes.

Un conseil pour enrichir sa pratique ?

Je rentre du Creative Bureaucracy Festival à Berlin, un événement international qui rassemble des acteurs du service public, du monde politique, de la recherche et de la société civile pour explorer de nouvelles idées et célébrer l’innovation publique.
J’y ai participé aux côtés de la 27e Région, avec qui nous étions les seuls représentants français — j’étais ainsi la seule déléguée d’une collectivité territoriale française.

Cette expérience a renforcé ma conviction : en France, nous devons davantage nous ouvrir à ces espaces internationaux de circulation des idées pour enrichir nos pratiques et renouveler notre regard sur l’action publique.

Échanger avec des Américains ayant perdu leur poste parce que la transformation publique n’est plus une priorité gouvernementale, ou avec des Vietnamiens et Thaïlandais dont les îles risquent de disparaître d’ici quinze ans, fait prendre conscience de l’urgence d’agir dès maintenant. Cela nous invite aussi à adopter une posture critique vis-à-vis de nos propres cadres d’action, notamment face à l’élaboration de plans à 15 ou 20 ans, souvent déconnectés de l’accélération des crises contemporaines.

Un conseil de lecture ?

En ce moment, je suis particulièrement attentive aux réflexions du biologiste français Olivier Hamant, directeur de recherche à l’INRAE (Institut national de la recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) et directeur de l’Institut Michel Serres.

Dans son dernier ouvrage, La Troisième voie du Vivant, il propose un changement de paradigme inspirant : abandonner la quête de performance au profit de la robustesse, entendue comme la capacité d’un système à rester stable et fonctionnel malgré les fluctuations de son environnement. Une perspective qui, à mes yeux, résonne fortement avec les enjeux actuels de l’action publique et des politiques de transformation.