Recruter sans CV

« Recruter sans CV, c’est chercher l’adéquation, pas juste les compétences. »

Aujourd’hui, cap sur un parcours inspirant : celui de Julie Charles. Ancienne DRH, elle est désormais à la tête d’EKOO, une entreprise qui bouscule les codes du recrutement. Sa mission ? Aider les organisations à recruter autrement pour bâtir des collectifs de travail engagés et durables. Dans cet échange, elle revient sur son métier, ses convictions et ses combats : innover en RH, accompagner les transitions, oser des approches nouvelles, comme le recrutement sans CV, pour que chacun et chacune puisse trouver sa place, loin des souffrances au travail.

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Recruter sans CV

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Les grandes lignes de votre parcours ?

Je suis RH de formation et de métier. J’ai commencé ma carrière dans de grands groupes internationaux : Orange, Renault en Inde, puis Airbus à Toulouse et en Asie, sur des postes RH généralistes. Chez Airbus notamment, j’ai occupé des fonctions de coordination et de cheffe de projet RH. Mon rôle consistait à faire le lien entre les experts métiers et les RH de proximité, pour déployer et harmoniser les campagnes et politiques RH dans plusieurs filiales ou pays. Ces expériences m’ont plongée dans des contextes de réorganisation, de transformation ou de mise en place de nouvelles pratiques. L’accompagnement au changement a toujours été au cœur de mes missions. Après six ans chez Airbus, j’ai fait un grand saut : co-fonder un incubateur de startups. Un vrai changement d’univers. Mes associés étaient convaincus de l’importance d’intégrer une dimension RH pour accompagner la dynamique des équipes. C’est ce qui m’a poussée à les rejoindre. Par la suite, j’ai intégré un cabinet de conseil RH spécialisé dans les restructurations. J’y ai retrouvé mon rôle de cheffe de projet en accompagnant une transformation d’envergure pour le groupe Disneyland Paris. Puis, Airbus m’a rappelée pour prendre la direction RH d’une de ses filiales innovation, à Toulouse. 

Et le cœur de tes missions actuelles ?

Il y a un peu plus de trois ans, je me suis lancé dans ma propre aventure entrepreneuriale avec EKOO. Ce qui m’a poussé, c’est cette envie profonde d’aider les professionnels des ressources humaines à s’adapter à un monde du travail en pleine mutation, en mettant notamment l’accent sur la réduction de la souffrance au travail. De mon vécu, mais aussi à travers les parcours de nombreux collaborateurs que j’ai pu croiser, une chose m’a toujours frappé : la souffrance au travail existe depuis longtemps, mais elle ne découle presque jamais d’un manque de compétences. La plupart du temps, elle prend racine dans un environnement de travail inadapté, dans des contextes où les personnes ne se sentent pas à leur place.

« La souffrance au travail ne vient presque jamais d’un manque de compétences. »

J’ai eu envie de faire bouger les lignes, d’interroger nos processus RH. Oui, ils évoluent, notamment à travers la digitalisation, mais trop souvent, on se contente de numériser d’anciens modèles sans les repenser en profondeur. Avec EKOO, je voulais m’offrir du temps pour faire de la recherche, prendre du recul, et explorer d’autres façons de faire. Des approches plus humaines, qui génèrent moins de souffrance et redonnent du sens au travail.

Pourquoi recruter sans CV ?

À la base, les ressources humaines n’étaient pas forcément le domaine qui me passionnait le plus. Et pourtant, j’ai choisi de me concentrer sur le recrutement. Pourquoi ? Parce que, selon moi, c’est une brique centrale de la relation entre une organisation et ses collaborateurs. C’est la porte d’entrée. Celle qui va, dès le départ, façonner la dynamique de travail, la confiance, l’engagement. Culturellement, on continue de recruter avant tout des compétences. Mais il me semble qu’on oublie trop souvent que recruter, c’est aussi créer les conditions d’une cohésion d’équipe. Et c’est justement parce que ce moment est si structurant qu’il a un impact direct sur toute l’organisation : la culture de travail, l’efficacité, le bien-être, la motivation… tout part de là. 

C’est ce constat qui m’a conduit à explorer un autre modèle : le recrutement sans CV. Parce que quand on analyse les erreurs de recrutement, qu’on se place du côté du candidat ou de l’employeur, elles viennent très souvent du fait qu’on s’est choisies uniquement sur la base de compétences. On essaie de faire correspondre une fiche de poste théorique à un parcours, un CV, sans prendre en compte les éléments essentiels du quotidien de travail. Et une fois en entretien, même si on sent que quelque chose ne colle pas, on ne veut pas le voir. L’employeur a un poste à pourvoir. Le candidat a besoin d’un contrat. Alors on passe sous silence ce qui risque de poser problème : le contexte de travail, la dynamique d’équipe, les codes culturels. Des éléments qui, une fois en poste, deviennent centraux. Et si ça ne fonctionne pas, c’est souvent le candidat qui en souffre, car ne pas se sentir à sa place est une expérience difficile, voire violente.

Votre méthode pour accompagner les recruteurs ?

C’est une méthode que j’ai développée moi-même, testée sur le terrain, puis validée par la faculté de psychologie du travail de Toulouse. En tant que recruteuse externe, je voulais proposer aux entreprises de s’éloigner de la traditionnelle fiche de poste, qui reflète le travail prescrit et des missions souvent théoriques, pour s’intéresser au travail réel. Autrement dit : qu’est-ce que ce poste implique concrètement, ici, dans cette entreprise, avec son histoire, ses équipes, sa culture ? Quelles sont les interactions, les contraintes invisibles, les routines spécifiques du quotidien ? Ce sont ces éléments que je cherche à faire émerger. Je fais souvent le parallèle avec l’immobilier. Une annonce peut parfaitement correspondre à nos critères, mais une fois sur place, lors de la visite, le ressenti peut être tout autre. Le recrutement, c’est pareil : tout l’enjeu est d’éviter les mauvaises surprises, en apportant le plus de clarté possible dès le départ.

Pour cela, je prends le temps de décrypter le besoin avec précision, en impliquant les RH, les managers et l’équipe. C’est ce travail d’investigation – à base de bonnes questions – qui me permet ensuite de rédiger une annonce contextualisée, fine et sincère. L’idée, c’est d’aboutir à une proposition du type : “Vous allez vous épanouir dans ce poste si…” Par exemple : si vous aimez partir de zéro et construire, ou au contraire, si vous préférez évoluer dans un cadre structuré avec des processus établis. Il s’agit, en somme, de mettre en lumière les éléments clés pour réussir dans le poste, et de les traduire en facteurs de motivation concrets pour les candidats. 

La clé de cette méthode, c’est de remplacer le CV par une question ciblée, directement liée au poste proposé. Les candidats qui se reconnaissent dans l’annonce sont alors invités à y répondre de manière personnelle. Cela demande un véritable effort de projection, mais c’est aussi une première preuve d’intérêt et d’engagement.

Quels résultats ?

Le travail de rédaction de l’annonce joue un rôle clé dans le processus. Il permet un filtrage naturel : les personnes qui ont les compétences mais ne se reconnaissent pas dans le contexte de travail ne postulent tout simplement pas. Et à l’inverse, certaines qui n’ont pas toutes les compétences requises, mais qui se retrouvent pleinement dans les éléments de motivation décrits, vont oser franchir le pas. Aujourd’hui, les parcours professionnels ne suivent plus un tracé linéaire. Il est devenu rare de rencontrer des candidats motivés par un poste qu’ils maîtrisent déjà parfaitement. Ce qui les anime aujourd’hui, c’est l’envie d’apprendre, de se réinventer et de relever de nouveaux défis. Par ailleurs, remplacer le CV par une question précise change complètement la dynamique. Répondre à une question demande un véritable engagement, bien plus que de simplement transmettre un CV. L’expérience montre que seules les personnes vraiment motivées, compétentes et en phase avec le poste prennent le temps de candidater. Cela permet de concentrer l’attention sur les bons profils, ceux qui ont une vraie envie de rejoindre l’équipe.

Lors de l’entretien, les candidats sont invités à raconter leur parcours professionnel, mais aussi à partager leurs aspirations : qu’est-ce qu’ils recherchent aujourd’hui ? Et, tout aussi important : qu’est-ce qu’ils ne veulent plus ? Le fait de passer d’un format centré sur le CV à un format de récit oral change complètement la posture du recruteur. Il part d’une feuille blanche, ce qui l’amène à une écoute active, plutôt qu’à une simple vérification d’informations. Cela permet d’éviter les raccourcis mentaux et d’accueillir le parcours avec plus de neutralité. Ce type de narration rend les échanges plus authentiques. C’est aussi un bon moyen de dépasser les biais de désirabilité : les candidats ne sont plus dans une logique de performance ou de justification, mais dans une logique de sincérité. Ils peuvent se raconter tels qu’ils sont, sans avoir à deviner ce qu’on attend d’eux.

Les freins côté employeurs ?

Je constate un réel engouement et une grande curiosité autour de ce que je propose, notamment lors des conférences. L’idée séduit, elle interroge, suscite de vraies discussions. Mais en parallèle, les freins restent bien présents. Le terme “recrutement sans CV”, par exemple, peut faire peur : la marche semble trop haute pour beaucoup. Depuis toujours, le recrutement est perçu comme un acte à risque pour les employeurs. Et face au risque, on cherche des repères rationnels. Le CV est devenu, à tort, le symbole rassurant de cette rationalité. Il structure le tri, il cadre la décision. Pourtant, les études sont nombreuses à démontrer qu’il n’a aucune valeur prédictive réelle.

À cela s’ajoute un autre obstacle : le temps. Transformer ses pratiques, c’est aussi mobiliser plusieurs parties prenantes, convaincre, embarquer. C’est un changement culturel, pas seulement un ajustement de méthode. C’est pourquoi aujourd’hui, mon enjeu consiste à proposer une première marche plus accessible. Une façon d’initier le changement par des pas plus petits, mais concrets et progressifs.

Un outil pour aider les recruteurs ?

J’ai créé un outil que j’ai appelé la boussole de l’alignement professionnel. Il permet de modéliser les éléments clés pour bien cerner, d’un côté, les besoins de l’organisation et, de l’autre, ce que l’on recherche chez un candidat. Concrètement, j’ai identifié six dimensions qui permettent d’évaluer si recruteur et candidat sont réellement alignés. Pour chacune de ces dimensions, une carte vient poser le contexte de travail, préciser les enjeux du poste, et définir le style naturel de la personne qui serait le plus adapté.
C’est un outil qui rend l’évaluation plus tangible, plus rationnelle et surtout plus objective. Il offre un cadre clair pour analyser le travail réel, loin des généralités.

Et il a cette double utilité : côté candidat, il aide à mieux comprendre son propre style et à identifier les environnements de travail dans lesquels il peut s’épanouir. Côté recruteur, il permet de partir des enjeux concrets du poste pour identifier le profil qui y répondra naturellement.

Une innovation/initiative RH qui t’inspire ?

Je pense notamment à l’entreprise Agronutris, basée à Toulouse, qui a fait le choix d’une gouvernance partagée. Cette organisation a profondément repensé ses modes de fonctionnement pour en faire de véritables espaces d’émancipation pour l’ensemble de ses collaborateurs. Ici, pas de hiérarchie traditionnelle : l’intelligence collective est au cœur des décisions. Soucieuse d’instaurer davantage de démocratie dans ses pratiques internes, l’entreprise s’appuie sur des instances représentatives en charge de sujets structurants. Il y a bien un DRH chez Agronutris, mais son rôle est avant tout celui d’un facilitateur ou d’un animateur des sujets RH. Il ne détient pas à lui seul le pouvoir de recruter, fixer les salaires ou licencier. Autrement dit, il n’y a pas de “chefs” à proprement parler, mais des leaders tournants et des groupes de travail constitués sur la base du volontariat. Ce modèle d’organisation favorise naturellement une implication forte des salariés. Cette transversalité permet aussi de repenser le recrutement : au-delà du CV et des compétences, l’attention est naturellement portée vers l’envie de contribuer à cette dynamique collective et à l’ensemble des projets et sujets qui touchent l’entreprise.

Je trouve particulièrement inspirante l’initiative de recrutement circulaire portée par Huggy. Leur point de départ est simple mais juste : pour chaque recrutement réussi, de nombreuses candidatures pertinentes sont écartées… et ces talents doivent tout recommencer dans leur recherche. Résultat : un gaspillage important de candidatures non valorisées et du temps perdu pour tout le monde. Le recrutement circulaire propose une alternative concrète : inciter les recruteurs d’un même secteur ou d’un même territoire à recommander des talents qu’ils n’ont pas pu intégrer, mais qu’ils considèrent comme de vraies pépites. Plutôt que de s’enfermer dans une logique de compétition, l’idée est d’ouvrir la voie à une forme de coopération entre recruteurs. Ce principe de partage, plutôt que de guerre des talents, me parle beaucoup. Je suis convaincue que nous avons, en tant que professionnels du recrutement, une responsabilité collective pour faire évoluer les pratiques vers plus d’éthique, d’inclusion et d’efficacité.